Installé à sa table de travail, Gustave referma soigneusement son stylo plume avant de le poser à droite de son carnet. Il caressa la couverture de cuir, d’un air songeur. Aura-t-il le loisir de remplir toutes les pages, ou bien la grande faucheuse le cueillera-t-elle avant qu’il n’écrive le mot fin ? Il tourna la tête vers la bibliothèque, et balaya du regard tous les carnets alignés, patinés par le temps. Des dizaines de pages noircies de ses états d’âme, souvenirs et réflexions. Il avait pris l’habitude d’écrire son journal depuis l’adolescence. Toujours à la plume. Il réservait l’ordinateur à l’écriture de ses romans, rythmé par le cliquetis du clavier. Mais pour son journal, il préférait entendre le léger grattement de la plume qui court sur le papier. Il se sentait comme un artisan des mots, et prenait plaisir à les calligraphier. Un bel arrondi pour le « a », une barre sèche et nerveuse sur le « t » ou une boucle rebondie pour le « e ». Chaque soir le ramenait un peu à son enfance, au temps des cahiers grands carreaux et des leçons d’écriture. Un lien au passé comme une invitation à l’intime. Mais c’est en rangeant le dernier carnet, terminé le mois dernier, qu’il s’aperçut qu’il ne pourrait bientôt plus en ajouter de nouveaux. Ces quelques petits centimètres de rayonnage encore disponibles le projetaient dans son futur rétréci, en faisant émerger l’aboutissement de sa vie qu’il avait si soigneusement éludé jusqu’alors. Il quitta son bureau, songeur. Le feu dans la cheminée était sur le point de s’éteindre. Il déposa dans l’âtre de petits morceaux de bois et se mit à souffler sur les braises avec vigueur. Au bout de quelques secondes, les flammes éclairèrent son visage. Satisfait, il se dirigea alors vers son vieux fauteuil de cuir craquelé où le chat s’était assoupi. Il le porta doucement pour s’asseoir et le poser sur ses genoux. Il sentait la chaleur de cette petite boule de poils ronronnant. Il tendit le bras pour saisir sa tablette et fit défiler les morceaux de musique. Il s’arrêta sur le requiem de Mozart, dirigé par John Eliot Gardiner. Son index effleura la touche play et dès les premières notes, il tourna son regard vers la fenêtre éclairée par la lumière blanche de la lune. Un épais nuage gris voila l’astre brillant. Il ferma les yeux. Tous ces petits moments, ces petites bulles de poésies, lui échapperaient bientôt. Il sentait l’angoisse lui serrer la gorge. L’idée de sa mort se faisait de plus en plus obsédante, et le plongeait dans l’effroi. Le soir venu, il était incapable de regagner sa chambre pour se coucher dans son grand lit vide et froid. Il passait ses nuits dans son fauteuil, se réveillant en sursaut pour attiser le feu qui ne devait pas mourir, la lumière ne devait pas s’éteindre. « Lux æterna luceat eis, Domine, cum sanctis tuis in æternum, quia pius es. Requiem æternam dona eis, Domine, et lux perpetua luceat eis, cum sanctis tuis in æternum, quia pius es. » (1)
Croire en Dieu l’aiderait peut-être à affronter la mort, mais la foi ne l’avait jamais effleuré. Dieu ne lui était d’aucun secours. Il se leva délicatement pour ne pas déranger le chat, et se dirigea vers la cave à vin. Il en sortit une bouteille de Crozes Hermitage, son vin préféré. Il versa le doux breuvage dans un verre haut sur pied, puis regagna son fauteuil. Après avoir admiré la robe pourpre, il dégusta la première gorgée. Puis d’autres suivirent. Bientôt une douce torpeur l’envahit et il s’assoupit avant la fin du Kyrie.
« Emma ! Emma Bovary ! est-ce toi que j’aperçois, assise à mon bureau ? -Oui mon cher Gustave, Emma Bovary en personne. -Mais que diable fais-tu ici ? s’étonna-t-il. -Et bien je lis ton cher journal. Tu n’es pas très serein ces dernier temps, non ? dit-elle en haussant les sourcils. -Depuis quand les fantômes se préoccupent-ils de la sérénité des vivants ? -Oh ! je voulais juste te dire que c’est rien du tout. -Rien du tout ? Elle le regarda droit dans les yeux. -La mort, je l’ai souhaitée, la vie était tellement ennuyeuse. Et bien je ne regrette pas mon geste. -Vraiment ? Tu ne regrettes pas le clair de lune, le chant des oiseaux un matin de printemps, le parfum de la terre mouillée après la pluie ? -Oh ! que tu es rabat joie, c’est d’un ennui à mourir ! dit-elle en levant les bras au ciel. -Tu veux dire qu’après c’est beaucoup mieux que tout ca ?
Il vit les lèvres d’Emma bouger, mais aucun son ne sortait de sa bouche. Bientôt son image s’évanouit dans la lumière de la lune.
Le chat, assis sur le bureau, regardait Gustave, le visage calme, dormir à points fermés.
(1)Requiem de Mozart – Communio « Que la lumière éternelle luise pour eux, Seigneur, au milieu de vos Saints et à jamais, car vous êtes miséricordieux. Seigneur, donnez-leur le repos éternel faites luire pour eux la lumière sans déclin. Au milieu de vos Saints et à jamais, Seigneur, car vous êtes miséricordieux. »