Arzélie marchait d'un pas décidé dans la rue principale de la petite ville où elle habitait depuis dix ans. Accaparée par ses pensées, elle déambulait sans rien percevoir du tableau printanier que lui offrait la cité. Ciel bleuté, air doux et caressant, parfum des bourgeons fraichement éclatés, mine réjouie des passants étrennant leurs tenues légères, flâneurs baignés de soleil à la terrasse du café. Fantomatique, elle avait mis ses cellules sensitives en stand bye pour mieux se livrer à son monologue intérieur. Monologue qui n’avait aucune portée philosophique, ni même métaphysique ou mystique. Non, ses réflexions étaient de banales interrogations ou auto injonctions, lot quotidien des mères de famille qui essaient d’apporter un peu de bien-être à leur progéniture. Un pense-bête défilait sur son écran intérieur : "Que reste-t-il dans le frigo pour le dîner?" " Zut! J’ai oublié de repasser la chemise blanche d’Alex pour son concert de ce soir ! " " C'est vrai que Théo est invité à un anniversaire mercredi, il faut que je pense à repousser son rendez-vous chez le dentiste." "Mince! J’ai oublié de dire à la secrétaire d'envoyer les convocations pour la réunion du 23!!! ". " Ah c'est vrai le médicament de Suzie doit être arrivé, je passerai à la pharmacie avant la sortie de l'école." Plutôt jolie, la quarantaine, elle promenait ses rêves bien au chaud dans sa besace en bandoulière. Sa coupe à la garçonne lui donnait un air décidé à l'image de son prénom. Un vieux prénom, celui de sa grand-tante, à moins que ce ne soit celui de sa « grand-grand tante » du côté de son père. Celui-ci l'avait déniché lors de ses recherches généalogiques et c’est tout naturellement et sans dilemme que ses parents baptisèrent leur fille unique Arzélie. Cette originalité ne lui déplaisait pas, sauf peut-être à l'adolescence. Lors d'un jour de désespoir consécutif à sa première déception amoureuse, elle se mit à hurler à la tête de ses géniteurs et baptiseurs, que personne ne pourrait l'aimer tant qu'elle serait affublée d'un prénom aussi nul et ringard. Mais après les explications de son père sur l'origine de ce choix, elle se sentit comme protégée et plus forte; elle porta alors fièrement ce prénom comme un blason. Elle s'était promise d'en savoir un peu plus sur cette aïeule, là où son père s'était arrêté à quelques dates: naissance, mariage, décès. Sentir ainsi raisonner ses racines, lui donnait une assurance lui permettant d'avancer plutôt sereinement dans la vie: ses ancêtres veillaient sur elle tels des anges gardiens. Son prénom l'avait en quelque sorte façonnée: une première syllabe d'une tonalité dure comme une carapace protectrice cachant une seconde syllabe coulante comme du miel à l'image de sa sensibilité à fleur de peau. Arrivée devant la porte de son appartement elle émerge de son concert de pensées, (à moins que ce ne soit une cacophonie), pour explorer le fond de son sac à la recherche de ses clés. Car il s'agit bien là d'une exploration tellement son sac est rempli de mille et une choses plus ou moins utiles, dignes d’un inventaire à la Prévert. Glissent successivement entre ses doigts: deux petits galets ronds ramassés par sa nièce lors des dernières vacances à la mer, un vieille élastique, un prospectus un peu froissé d'une expo à la médiathèque, un tube de rouge à lèvres ayant servi deux fois, un trombone tordu, un stylo, un vieux papier de carambar encore tout collant, un échantillon de parfum jamais ouvert, une plaquette de comprimés homéopathiques contre le mal des transport, son petit carnet, et enfin, son trousseau de clés! Un gros sac encombré d'inutile, comme pour la lester et l'obliger à garder les pieds sur terre. Elle ouvre alors la porte sur un silence inhabituel : la tribu avait déserté ! Ecole pour les plus grands, nounou pour la petite et boulot pour son compagnon. Chacun vaquait à ses occupations habituelles alors qu’elle s’était octroyée un après-midi de RTT, seule, sans rendez-vous ou quelconque tâche à réaliser. Quelques heures rien qu’à elle pour souffler un peu et recharger ses batteries. Délestée de son sac, ses mocassins gisant sur le paillasson et sa veste pendue négligemment au bouton du radiateur, elle se dirigea directement vers sa chambre à coucher sans passer par la cuisine ; d’ailleurs elle n’avait pas vraiment faim et surtout la flemme de se préparer quoique que ce soit. Pelotonnée au creux de la couette encore tire-bouchonnée de la nuit, le chat se mit à ronronner dans l’espoir de quelques caresses. Sans hésiter une seconde, elle fit sommairement le lit et alla le rejoindre. Allongée sur le dos, le regard au plafond, elle se laissait glisser lentement dans le silence, bien au chaud, au creux de son intimité. S’éloigner du bruit de la vie, des paroles stridentes, des activités frénétiques. Assouvir un immense besoin de silence et de calme, pour entendre enfin, tout au fond d’elle-même cette petite voix noyée dans des bavardages incessants. Après quelques instants d’immobilité, elle put l’entendre chuchoter que sa vie était bien trop remplie et qu’elle n’allait pas tarder à craquer ! C’est alors qu’elle pensa à l’apaisement de la solitude. Pourquoi ne pas devenir solitaire ? Comme on devient joggeuse ou peintre, collectionneuse ou cinéphile. Changer de rythme, changer de vie, dire stop, trop c’est trop, je n’entends plus ma vie ! Mais cette solution n’était guère réaliste. Lancée sur les rails du quotidien où roulent des wagons d’obligations, il lui fallait tirer la sonnette d’alarme, pour s’arrêter à la gare de la tranquillité : comment s’extraire de cette vie surchargée, au de-là de cet après-midi de congés ? Travail, vie familiale, bénévolat, loisirs, relations et obligations diverses, tissaient autour d’elle une toile la retenant prisonnière : elle attendait désespérément qu’un souffle libérateur se fasse sentir. Attendre… attendre encore et elle passera certainement à côté de l’essentiel, à côté de sa vie. Pour ne pas mourir en regrettant ne pas avoir vraiment vécu, il lui fallait réagir, trouver l’énergie d’être en accord avec elle-même, au plus profond de son être, pour aller à contre courant de la vague actuelle : la solitude est malsaine, il faut se gaver de tout, consommer, s’amuser, voyager, travailler (plus), bouger, s’organiser, rencontrer, communiquer, s’informer, aimer, divorcer, procréer, éduquer, décorer, faire les soldes, cuisiner, rester jeune et belle… pour être heureuse. Aucun temps libre dans l’emploi du temps … il est interdit de s’ennuyer ! Les quelques adeptes de la décroissance sont peu nombreux et font peu d’émules. Le silence, le calme, et l’immobilité font peur et ceux qui s’y complaisent sont considérés comme des extra-terrestres ! Il faut aimer le printemps pour son renouveau, même pour les allergiques au pollen, l’été et sa chaleur caniculaire. Il faut se plaindre de l’automne pluvieux, de l’hiver aux températures négatives et son cortège de giboulées ; Pourtant Arzélie préférait l’hiver à l’été, l’automne au printemps, sans avoir jamais osé le dire à quiconque, sauf dans son journal intime. Elle prit conscience qu’elle ne jouait pas la partition de sa vie, mais celle dictée par les médias en tout genre, outils des politiques, soucieux, soi-disant, de relancer la machine économique pour notre bien être à tous. Mais de quel bien-être s’agit-il ? Quand on sait que la France détient le triste record de la consommation d’antidépresseur et que le taux de suicide est en constante augmentation … ce bonheur là est un leurre. Dehors le printemps continuait de réveiller la nature et le chat dormait à point fermé. Un rayon de soleil vint caresser les paupières d’Arzélie, comme pour lui ouvrir les yeux sur cette réalité qu’elle pressentait depuis longtemps : pas une seule goutte d’authenticité n’émergeait de ce bouillon politico-médiatique dans lequel elle se noyait.
La sonnerie du téléphone l’extirpa de son sommeil et c’est à regret qu’elle quitta le lit tout chaud, marchant telle une somnambule vers l’objet de contrariété. Au bout du fil une voix étrangère lui annonça qu’elle était sélectionnée avec son mari, comme couple de retraités pour participer au tirage au sort d’une loterie dont le premier prix était une croisière sur le Nil ! Retraité ??? Avait-elle dormi aussi longtemps ? Ses yeux tombèrent sur le calendrier des postes…photo de deux adorables chatons …année 2009 ! C’est vrai elle aura 40 ans cette année et la retraite ce n’est pas pour tout de suite…peut-être dans trente ans si tout va bien, en ces temps difficiles où résonne aux oreilles du bon peuple une drôle de petite chanson « travailler plus pour …. ». Annonçant cette vérité à son interlocutrice dont le listing n’était visiblement pas très précis, elle raccrocha en pensant que décidément ce boulot de « phoning » ne devait vraiment pas être bien drôle tous les jours ! Déranger les gens dans leur intimité pour leur vendre une cuisine, un adoucisseur d’eau ou une assurance …alors qu’ils n’ont rien demandé et sont déjà assaillis par les images publicitaires à la télévision, sur internet, les journaux et dans la ville! Les propos désagréables devaient être nombreux ! Mais il n’est pas l’heure de refaire le monde, la pendule marquait 16h, il était temps d’aller chercher la petite Léa chez la nounou. Sur le trajet elle marchait d’un pas alerte, toujours sourde aux signes du printemps, absorbée par les images du rêve qu’elle fit durant sa sieste. Ce songe sans qu’elle en soit encore consciente marquera durablement le cours de son existence.
« J’aime pas le printemps et sa lumière trop forte. J’aime pas le printemps à l’air encombré de pollen. J’aime pas le printemps trop bruyant. J ’aime pas le printemps , froid dedans et chaud dehors. J’aime pas le printemps qui chante la fin de l’hiver. Hiver ! Mon bel hiver recouvrant la campagne d’un voile de givre blanc scintillant sous le soleil timide du petit matin. Quand ton air vif fouette les joues et réveille tous les sens ! Ta réputation te voue au sommeil et à la mort, mais tu exacerbes chaque parcelle de vie ! L’être humain, animal à sang chaud, se dilue dans la douçâtre tiédeur du printemps, et l’exaltation des couleurs et parfums du renouveau de la nature ne suffisent pas à animer chaque cellule du corps d’un ballet de sensations rythmées par les contrastes thermiques ! Et que dire d’un feu crépitant dans la cheminée, promesse d’une veillée chaleureuse après une longue marche dans le froid vif de la campagne… ». Etait-ce parce qu’elle est née le jour du solstice d’hiver qu’Arzélie adorait à ce point l’hiver ? Bien sûr elle n’a jamais partagé ses propos sur le printemps qui ne sont pas « politiquement correctes ».Tout juste a-t-elle évoqué sa préférence pour le froid et l’hiver avec quelques proches. Car à qui pourrait-elle raconter tout cela ? Qu’au printemps son corps crie toute son aversion pour cette saison vénérée par tous. Les yeux larmoyant, le nez comme une fontaine ou bien obstrué, le souffle court, elle manque souvent d’air et les crises d’asthme abrègent ses nuits engrainées de remerciements à la déesse Ventoline ! Et que dire de ce changement d’heure, privant des millions d’individus de soixante précieuses minutes dans les bras de Morphée, et affolant leurs horloges internes rythmées par la course du soleil devenue décalée ! Une maitrise du temps pour mieux maitriser l’énergie…mais que fait-on de l’énergie vitale de l’être humain ? Non décidément Arzélie n’arrivait pas à s’accorder avec cette saison, ses exubérances, ses débauches de couleurs, de parfums et de régimes amincissant obligatoires fleurissant dans toutes les vitrines des pharmacies et sur les couvertures des magazines. Ce sont ces propos qui tourbillonnaient dans sa tête lors d’une réunion avec des parents d’élèves pour préparer la kermesse de l’école. Elle s’était échappée un instant du groupe de bénévoles tout à leurs tergiversations au sujet du parfum des glaces proposées aux enfants en ce jour de fête…Elle émergea de ses pensées à la douce évocation de parfums d’enfance… « Fraise vanille ou vanille chocolat ? Oui, mais si certains enfants n’aiment pas la vanille ? Et que faire pour ceux qui sont allergiques au lait ? Et il y a aussi ceux qui n’aiment pas la glace…Et on prend des glaces en pot ou en bâtonnets ? En pot il y aura plus de déchets, il faudra prévoir des poubelles plus grandes…C’est vrai c’est beaucoup moins écologique ! »Les propos fusaient de toute part dans un immense brouhaha et il fallut beaucoup de patience et de doigté à l’instituteur pour orchestrer cette débauche de propositions ! Ah ! Le bénévolat : une idée formidable ! L’engagement dans un projet collectif pour améliorer le quotidien d’écoliers, de sportifs, de personnes isolées malades ou démunies. Tisser encore et toujours des liens plus forts entre les humains, Arzélie s’y était engagée à travers plusieurs actions, à l’école, mais aussi dans un cours d’alphabétisation où elle apprenait à lire et à écrire à un petit groupe de femmes, deux soirs par semaine. Chacun peut apporter sa pierre à ce merveilleux édifice qu’est l’histoire de l’humanité, pour l’embellir et le consolider. Chacun est responsable de sa stabilité et de sa progression dans le temps. Tous ensemble acteurs du Monde, pour agir collectivement et quotidiennement dans sa parcelle de vie. Mais parfois Arzélie était découragée de voir toute cette énergie et ce temps dilapidés à résoudre des problèmes si éloignés de cette belle idée de la cause collective, vidée de son sens par des considérations imprégnées de la sacrosainte loi de la consommation : pourquoi offrir des glaces le jour de la kermesse de l’école ? Des gâteaux réalisés par les Mamans, n’est-ce pas plus « collectivement » correct ? Mais elle n’avait pas la force de défendre cette option, voilà déjà trois réunions que le choix d’offrir des glaces s’était imposé. Et à cette période de sa vie, où le temps lui manquait, ses journées croulant sous le poids d’activités plus prenantes les unes que les autres, son dynamisme et sa volonté étaient sérieusement atteints. Il lui fallait garder un peu d’énergie, pour respecter son engagement et passer une journée sous les platanes dans la cours de l’école à distribuer des glaces entre deux éternuements dus aux pollens tourbillonnants dans l’air tiède ! Elle savait déjà qu’elle réussirait comme toujours à puiser au fond d’elle-même en s’accrochant au sens de son action, pour offrir aux écoliers et leurs familles un joyeux moment tous ensembles, avant la séparation des vacances d’été. Enfin la décision fut prise : ce sera glace en bâton, trois parfums au choix. Il ne restait plus qu’à trouver des bénévoles supplémentaires pour tenir des stands de jeux, trop nombreux par rapport aux volontaires…et oui les enfants d’aujourd’hui sont élevés dans la profusion, de jeux, de livres, de choix de parfums de glaces ou de chaines de télévision ! Mais ont-ils le loisir de gouter à la substantifique moelle de chaque instant vécu ? Ont-ils le plaisir de s’ennuyer un peu en rêvassant ? Arzélie devra encore déployer une dose d’énergie supplémentaire pour convaincre les parents à la sortie de l’école, de participer activement à la fête. Il est 19h30, la réunion se termine et vite notre bénévole épuisée regagne son logis où les enfants l’attendent pour réciter leur leçon, résoudre un problème de maths, raconter l’histoire du soir, après avoir pris un repas préparé à la va vite, et expédié le bain au lendemain… Son compagnon arriva à 21h après une journée de travail bien remplie et stressante. Après un minimum d’échanges concernant les enfants et la bonne marche du foyer, ils s’écroulèrent tous les deux devant la télé prenant en route une émission politique qui finira par les endormir à coup de slogans maintes fois répétés mais jamais appliqués… Une fois de plus Arzélie fut réveillée en sursaut par le spot publicitaire dont le volume était toujours supérieur à celui de l’émission en cours ! Il était une heure du matin, elle réveilla son compagnon et tous deux regagnèrent la chambre conjugale pour continuer leur nuit commencée à la lueur cathodique, bien moins poétique que celle du rayon de lune évoquée dans les romans d’amour qu’elle lut parfois dans sa jeunesse! Mais le train du sommeil se faisait attendre et Arzélie cogitait .Décidément cette vie ne lui convenait pas ! Courir après le temps mais s’installer systématiquement devant le petit écran pour passer la soirée, n’était-ce pas contradictoire ? Il était dans les mœurs actuelles d’écouter la grande messe de 20h et de discuter de la dernière émission, dite de société, avec les collègues de travail, au risque de passer pour quelqu’un qui vit en dehors de son temps ! La télévision ce nouvel opium du peuple, ce dogme quasi religieux des temps modernes qui manipule et matte l’humanité pour mieux oppresser les plus faibles…La petite lucarne en bonne place dans les appartements trop étroits et mal meublés, a remplacé le crucifix et les messes du dimanche, rassemblant les foules à la tombée de la nuit pour un sermon médiatique rythmé par les pages de publicité. Les consciences les plus rebelles sont apprivoisées à coup d’images subliminales et de slogans criards. Information ? Manipulation ? Les pauvres téléspectateurs passifs et gavés d’images voient leur sens critique émoussé par des informations triées, prédigérées et des débats mis en scène telles de mauvaises pièces de théâtre. C’est sur ce constat révoltant qu’Arzélie sombra enfin dans le sommeil. Quand elle se réveilla le lendemain avec la désagréable impression de n’avoir pas dormi, elle décida d’arrêter de regarder la télé pour gagner en qualité de sommeil, mais aussi et surtout pour garder sa liberté de penser. Il y avait bien d’autres moyens qui permettaient de s’informer en réfléchissant et en gardant tout son sens critique ! Sa soif d’authenticité avait sérieusement besoin d’être épanchée !
Dès le lendemain, elle savoura sa première soirée sans télé. Elle coucha tranquillement les enfants qui eurent le droit à deux histoires ! Puis elle plongea dans un bain délicatement parfumé, éclairé simplement de quelques bougies. Dans cette eau tiède et réconfortante elle eut la sensation de redevenir le fœtus qu’elle fut au sein du ventre maternel protecteur. Au son des bruits de la mer que diffusaient son lecteur de cd, elle ferma les yeux et son esprit s’échappa sur les côtes du Cotentin, brise marine dans les cheveux, air iodé lui chatouillant les narines, sable et galets sous les pieds…Un véritable bain de jouvence incomparable à la soupe médiatique servi par les acteurs du PAF ! C’est ressourcée qu’elle regagna son lit, laissant son compagnon absorbé par le dernier épisode d’une série policière très en vogue ! Elle préféra se plonger dans le dernier roman de Claudie Gallay, pour poursuivre sa balade au son des déferlantes sur la pointe du Cotentin. C’est un sommeil paisible qui l’enveloppa doucement pour la transporter dans une terre du pays des songes qui ne lui était pas inconnue, puisqu’elle poursuivit le rêve qu’elle fit lors de sa sieste quelques jours auparavant. Dans une salle municipale rudimentaire au carrelage vaguement tacheté de beige sur lequel étaient posées des rangées désordonnées de chaises en plastique d’un brun terni. Les murs à la peinture verdâtre et écaillée étaient parsemés d’affiches jaunies éclairées par des néons blafards. Au fond, on pouvait apercevoir la scène fermée d’un rideau de velours rouge râpé jusqu’à la corde. Arzélie se trouvait près d’une petite porte, le ventre noué par le trac. Elle accueillait les gens au visage sans sourire, en leur serrant chaleureusement les mains, pleine de gratitude. Soudain, des visages connus se détachèrent de cette foule restreinte et anonyme. Deux amis de sa fille, des sœurs jumelles, et leur mère, s’approchèrent d’elle en lui tendant une sculpture de métal magnifiquement ouvragée, représentant la lettre « A ».Surprise, Arzélie les remercia chaleureusement et emporta ce trophée inattendu, avant de rejoindre la réalité où se faisait entendre non pas la sonnerie annonçant le début de la représentation, mais le bip strident du réveil ! Et c’est encore imprégnée de ces images oniriques troublantes et d’une précision déconcertante qu’elle quitta son lit, des questions plein la tête. Que signifiait la présence des jumelles et leur mère ? Qu’y avait-il derrière ce rideau rouge usé ? Et surtout… que signifiait ce « A » ? « A », le début, le commencement de l’alphabet ; son alphabet peut-être… pour décoder le monde ? A quel spectacle invitait-elle le public dans cette salle rudimentaire aux allures de théâtre : la danse de sa vie ? La scène de son quotidien ? La lecture de ses états d’âme ? Mais pourquoi ce maudit réveil avait-il sonné juste avant la représentation ? Tout à son questionnement, elle préparait le petit déjeuner de façon mécanique si bien qu’elle fit le café sans mettre de café moulu dans le filtre. Ce qui lui valu bien sûr les gentilles moqueries de sa petite famille : « Maman est dans les nuages » lui lança son ainé si habitué à attendre cette réflexion à son sujet ! Elle réussit cependant à tout faire dans les temps : petit déjeuner avalé, linge pendu sur le séchoir, enfants lavés, habillés, cartables sur le dos, et même les lits étaient faits !
Sur la route, après avoir déposé les enfants à l’école, Arzélie repensait à ce rêve dont elle était certaine qu’il était la clé de son existence. Cette clé résidait peut-être dans la signification de ce « A », en métal. Ses souvenirs d’étudiantes lui revinrent à l’esprit. Le A dans l’alphabet originaire, était représenté par une tête de taureau symbolisant la force et l’énergie fondamentale pour l’homme. Force reproductrice, mais aussi force motrice indispensable pour tirer la charrue et cultiver les plantes nourricières ; force pour actionner le puits et faire jaillir l’eau purifiante ; énergie pour tirer la charrette et partir à la conquête du monde ! Bref le taureau, énergie vitale pour l’homme a aussi donné l’impulsion à ce code qui fera évoluer l’humanité tout entière : l’alphabet. Ce A offert comme un encouragement pour une pièce qu’elle n’avait pas encore joué, mais que les jumelles lui donnait à voir : il s’agissait de réussir la partition de sa vie ! C’est derrière ce rideau de velours rouge qu’elle trouverait le sens de sa vie regrettant une fois de plus que la sonnerie intempestive du réveil ait interrompu brutalement le cours de cette révélation. Quand tout à coup, Arzélie vit apparaitre devant le pare-brise un large tronc d’arbre. Elle appuya instinctivement sur la pédale du frein. Mais, se fut en vain, la petite fiat rouge d’Arzélie s’encastra dans l’arbre qui sous le choc ploya légèrement ses branches au-dessus de la carrosserie froissée, telle une mère dont le jeune enfant se jette dans les jupes. Arzélie, la tête enfouie dans l’air bag, semblait endormie, un filé de sang coulant sur sa tempe. Seul le bruit du klaxon hurlant brisait le silence de la campagne encore endormie, où trônait majestueusement ce chêne centenaire. Là, sur le bord de la petite route il avait arrêté Arzélie dans sa course folle. Une pause dans sa vie pour réajuster sa boussole et continuer sur le chemin de l’authenticité.
Arzélie assise dans une loge, une toute petite loge blanche se regardait dans un miroir et fut surprise de ne pas reconnaitre son reflet. En observant cette image inconnue, elle aperçut une goutte de sang qui perlait sur sa tempe gauche. Puis elle vit un petit morceau de peau qui se décollait juste à la limite de la perle de sang. Intriguée elle saisit délicatement ce confetti de peau et tira. Elle tira encore et encore et s’est toute la peau du visage inconnu qui se décolla pour laisser place à son vrai visage. Le masque tombé, elle était prête à se lancer à la conquête du public que l’attendait dans la petite salle municipale. « Madame ! Madame ! Vous m’entendez ? » En même temps que des éclairs de lumières bleues, Arzélie percevait une voix inconnue qui se faisait de plus en plus précise. Derrière les visages anxieux penchés sur son corps elle vit les branches du Chêne agiter légèrement leurs bourgeons comme pour la saluer. Mais une douleur fulgurante dans la poitrine lui arracha un cri strident avant qu’elle ne s’évanouisse de nouveau.
« Quelques côtes cassées et le tibia gauche fracturé, votre épouse pourra sortir sous peu avec de jolies béquilles, et surtout beaucoup de repos ! »Tel fût le diagnostic bref du médecin au compagnon d’Arzélie, effondré au chevet de son épouse. Il est vrai que ces derniers temps ils étaient plutôt éloignés l’un de l’autre, chacun vacant à de nombreuses occupations, dans leur propre bulle, l’un à côté de l’autre. Arzélie semblait particulièrement absente, pensive ces derniers jours et il avait mis cela sur le compte de la fatigue, du stress. Ils ne faisaient plus l’amour depuis plusieurs semaines, et les moments d’intimité étaient rares, voir inexistants. Alors quand il entendit une voix lui annoncer au téléphone que sa femme victime d’un accident, était hospitalisée, il fut pris d’une espèce de panique. Sur le trajet, les regrets de n’avoir pas su vivre pleinement leur amour aujourd’hui usé par le quotidien, s’amoncelaient comme des nuages menaçant dans le ciel de sa vie. Pourquoi ? Il était conscient de toujours tenir à elle, mais la magie de leur rencontre s’était éteinte. Ils n’avaient plus rien à se dire en dehors des faits quotidiens et de ce qui touchait à l’éducation des enfants. Ni heureux, ni malheureux, ils restaient ensemble par habitude, pour continuer à éduquer ensemble leurs enfants, et peut-être aussi… pour ne pas vivre seuls. Mais ni l’un ni l’autre n’avait osé aborder le sujet. Le non-dit se faisait de plus en plus épais entre eux, écrasant de tout son poids leur complicité d’antan. De la relation fusionnelle et certes envahissante du début de leur idylle, ils en étaient au stade d’un côtoiement poli et sans histoire. Que restait-il de ce « nous » ciment du couple amoureux ? Que feront-ils quand les enfants qui les rapprochent actuellement, quitteront le nid familial ? Des questions angoissantes qu’il repoussa au fin fond de son inconscient, tout à sa hâte d’arriver au chevet de celle qui était encore son épouse.
Après quelques jours entre inconscience et douleur, Arzélie retrouvait lentement ses esprits pour mettre toute son énergie dans sa guérison qui arriva après quelques semaines de marche avec des béquilles, ce qui amusaient beaucoup ses enfants qui l’imitaient claudiquant ! Durant ce repos forcé, elle eut tout le loisir de réfléchir au sens de sa vie, fortement influencé par la force du rêve qu’elle fit au moment de son accident. Un rêve si puissant qu’il se prolongea sur plusieurs moments de sommeil ou d’inconscience, et il la hantait encore. Elle ne pouvait pas ignorer un tel message de son inconscient, réponse probable à ses préoccupations existentielles. Oui il lui fallait tomber le masque, mettre à jour son authenticité et la cultiver pour être en accord avec elle-même et accomplir sa vie. Se débarrasser de tout ce qu’elle faisait par convenance, par habitude, pour plaire aux autres ou bien répondre à des critères de la société véhiculés par les médias. Alors elle ressentit un immense besoin de solitude, pour entendre sa propre voix, et se réaliser pleinement. Mais un cruel dilemme torturait son esprit. Elle était partagée entre le besoin d’être seul pour faire le point et son amour de mère qui la poussait à être près de ses enfants. Dès qu’elle put marcher sans béquilles, Arzélie emprunta la voiture d’une amie pour retourner sur les lieux de son accident. Quelle impression étrange de refaire ce trajet qui a stoppé net la routine de sa vie ! Elle conduisait lentement, laissant défiler le paysage derrière les vitres qu’elle tenait fermées malgré la tiédeur de l’air. Quand surgit le Chêne majestueux, dont les bourgeons avaient donné naissance à des jeunes feuilles d’un vert tendre. Cette arbre qui stoppa sa course avait sans doute encore quelque chose à lui dire…lui revint en mémoire la chanson de Barbara : « Y a un arbre, je m’y colle, dans le petit bois de St Amand … » Et tout en fredonnant elle se gara et sortit de la voiture pour appuyer son dos contre le tronc de ce Chêne qui fit basculer sa vie. Elle ferma les yeux, pour mieux sentir l’écorce contre sa colonne vertébrale. Elle voulait capter par tous ses pores et par les ramifications des cellules nerveuses traversant sa moelle épinière, toute l’énergie et les vibrations de cet arbre, son arbre de vie. Sentir le socle stabilisant de la terre où s’enfonçaient ses racines. Sentir la vibration de la sève nourricière circulant dans ses veines. Sentir la chaleur de la lumière captée par ses feuilles. Sentir le flux d’air qui doucement agite ses branches. Sentir l’harmonie totale inondant ce puissant végétal qui traverse le temps sans bouger, tel un méditant au seuil du Nirvana. Un bruit d’eau qui ruissèle la ramena à la réalité. Arzélie ouvrit les yeux et chercha d’où venait cette mélodie cristalline. Non loin de là, elle aperçut une chapelle. Elle se trouvait dans un lieu mystique encore envahie du chuchotement des Nymphes qui l’occupaient jadis, comme l’indiquait le panneau touristique situé à l’entrée de la clairière. Elle se laissa guidée vers le bassin où l’eau de la source se déversait. Là dans le miroir de l’éternité, elle put contempler le mirage que peut être l’existence, si par mégarde on la laisse s’altérer par la spirale du temps, sans rien voir ni sentir de l’essence même de la vie. Nourrie de cette parenthèse fertile, dans le giron des Nymphes, elle pouvait maintenant quitter ce lieu révélateur, sans oublier d’en faire un cliché, témoin de la nouvelle orientation de sa vie. En s’éloignant elle aperçut derrière le chêne un petit panneau caché dans les buissons. Il s’agissait du fléchage d’un sentier de randonnée. Intriguée elle en nota le numéro pour connaitre la destination de ce chemin qu’elle avait la certitude d’emprunter bientôt.
Sa décision était prise. Elle en avait longuement discuté avec son compagnon et avait réussi à le convaincre de la nécessité vitale pour elle de terminer sa convalescence en partant en randonnée…seule. Sa jambe allait beaucoup mieux et elle avait besoin de faire le point sur sa vie. C’était une évidence, le point de départ serait le lieu de son accident. D’ailleurs un sentier partait de cette clairière et en étudiant la carte topographique de la région elle s’aperçut qu’il rejoignait un GR. A l’affut d’un signe sur sa destination elle consulta les cartes sur internet, et trouva sa destination : un lieu dit en Ardèche au nom prédestiné : Mondésir ! Pour que la séparation soit moins difficile ils convinrent qu’elle partirait pendant les trois semaines de vacances familiales. Alex partira avec les enfants dans un club de vacances, à côté de Bastia où le rejoindrait un couple d’amis et leurs trois garçons. Ils avaient conscience tous les deux que cette séparation temporaire leur serait salutaire aussi bien individuellement que pour leur couple. C’était début juin et l’été pointait le bout de son nez. Chacun s’activait dans les préparatifs des vacances. Les enfants n’étaient pas mécontents de partir sans leur mère, ce qui laissait présager une ambiance encore plus détendue : des glaces à tous les repas, des films jusqu’au bout de la nuit, et des grasses matinées jusqu’à midi !!! Seule la petite Léa, âgée de quatre ans ne voyait pas cela d’un très bon œil : elle n’aimait pas du tout les grasses matinées et préférait les câlins avec sa Maman ! Alors Arzélie lui promit qu’à son retour elles passeraient tout un week-end, rien que toutes les deux, à bivouaquer dans la montagne, et qu’elles pourraient guetter les marmottes, peindre les paysages, se baigner dans le torrent et lire plein de contes merveilleux sous la tente ! Arzélie étudia son itinéraire et décida de privilégier le bivouac dans la nature. Elle s’arrêterait tous les quatre ou cinq jours dans des lieux « civilisés » pour faire le plein de nourriture, prendre une bonne douche à la piscine municipale et téléphoner à sa petite famille ! Voyager telle une nomade, n’emporter que l’essentiel, ne pas s’encombrer des boulets des temps modernes : pas de téléphone portable ni de montre! Elle laissera la lumière du soleil s’écouler au cœur de son horloge biologique. Une tente, un duvet léger, du linge de rechange, des fruits, de la confiture, des biscottes, des pâtes un morceau de tome de montagne, des soupes lyophilisées, sans oublier le café. De quoi subsister quelques jours sans croiser la moindre épicerie, et pour l’eau, de nombreuses sources tout au long du sentier lui permettrait de remplir sa gourde. Elle n’oublia pas sa nourriture intellectuelle choisie soigneusement dans sa bibliothèque : des livres qu’elle avait choisi soigneusement : un recueil de poème de Baudelaire, un ouvrage sur la méditation de Matthieu Ricard, pour l’aider à voir clair dans son esprit et un roman de Claudie Galay, « Seule Venise ». Elle glissa dans une poche de son sac à dos un petit carnet pour y relater ses impressions et son nécessaire d’aquarelle. La peinture était sa vieille passion qu’elle avait un peu abandonnée au fil des années : manque de temps ! Toute jeune elle dessinait beaucoup et avait un certain talent d’après ses professeurs de dessin successifs. Mais quand elle avait annoncé son intention de s’inscrire aux Beaux Arts après le bac, ses parents l’en avaient gentiment dissuadé. « Il y a bien peu de débouchés ma fille dans cette branche difficile…j’ai peur que tu ne sois déçue et que ton travail soit vain ! »Obéissante, Arzélie s’était donc inscrite dans une école de commerce tout en continuant à prendre des cours de dessin dans un club. Le professeur était merveilleux, un italien qui savait si bien faire ressentir la courbe d’un trait, la vibration des couleurs et donner tant de poésie à la technique picturale grâce à son accent latin. Et c’est ainsi, que notre artiste contrariée, devint directrice commerciale d’une petite maison d’édition, installée en zone rurale, dans le sud de la France. Un job très intéressant mais aussi très prenant et dont les enjeux financiers s’accommodaient mal avec l’idée qu’elle avait de l’écriture en tant qu’art. Mettre en place des stratégies pour vendre toujours plus, faire toujours plus de bénéfice au profit d’investisseurs, ne correspondait pas du tout à sa philosophie de la vie. Plus les années passaient et moins elle avait d’entrain pour aller chaque matin affronter cette réalité. La seule compensation était son salaire, qui ajouté à celui d’Alex, leur permettaient d’avoir une vie plutôt confortable. Cette période de retraite était donc toute indiquée pour faire prendre l’air à ses pinceaux, précieux alliés dans sa conquête de l’instant présent, pour être toujours plus proche du ressenti.
Après de multiples embrassades avec les enfants, et le renouvellement de sa promesse à Léa, elle rejoignit le point de départ de son périple, seule, en voiture. Elle arriva dans la petite clairière, lieu de son accident. Le chêne majestueux l’attendait, des oiseaux chantant plein ses branches. La source tintait joyeusement comme pour encourager son départ et Arzélie eut la sensation de sentir le souffle des nymphes sur sa nuque. La voilà donc partie, son sac sur le dos, tous ses sens en éveil vers la conquête d’elle-même. La nature lui offrait un véritable spectacle son et lumière. Elle suivait le ruisseau qui coulait en cascade vers la vallée où elle se dirigeait. Parfois le croassement des grenouilles venait rythmer son pas d’une mélodie plutôt charmante. Mais le bruit incessant de l’eau finissait par devenir entêtant et elle ne fut pas mécontente de s’éloigner un peu de ce son envahissant ses conduits auditifs au point qu’elle ne percevait plus le chant des oiseaux ! Apaisée par le silence naissant, elle put apprécier pleinement les couleurs éclatantes de l’été qui semblaient jaillir de la palette de Monet. Des nuances de verts à n’en plus finir : celui dur et profond des chênes verts aux petites feuilles pointues, le vert brillant et parfumé du buis, le vert grisé du piquant genévrier, le vert tendre des jeunes pousses d’herbes pas encore brulées par le soleil, le vert presque fluorescent des taches de mousses parsemant le sentier…le vert de l’espoir de voir sa quête du bonheur aboutir. Elle avait l’impression d’évoluer dans un tableau et eut rapidement envie de sortir ses pinceaux. Aux heures les plus chaudes de la journée, une fois les gouttes de rosées évaporées, elle s’arrêta à l’ombre et commença à peindre le spectacle offert à ses yeux, bercée par le bruissement du souffle du vent dans les branches des arbres. Mais, elle trouva que le résultat ne reflétait pas ce qu’elle ressentait de ce paysage. Saisir l’essentiel, la substantifique moelle de ses sensations pour faire jaillir l’émotion du spectateur était un travail qui demandait beaucoup de disponibilité des sens et de l’esprit. D’ici un jour ou deux, ses pinceaux seront sans doute moins raides et prolongeront plus fidèlement le bout de ses doigts pour un tracé à l’image de ses sensations. Elle reprit donc son chemin, après avoir dégusté un sandwiche au jambon de pays et croqué un abricot sucré à souhait. A chacun de ses pas elle se sentait un peu plus vivante, vibrant sous les multiples stimuli que lui offrait la nature. Quelque chose s’ouvrait en elle. A la fin de cette première journée de marche, baignée dans la lumière mordorée du soleil couchant, elle glissa son corps fourbu et ivre de sensations dans son duvet, et s’installa pour une nuit à la belle étoile. Là dans l’immobilité, elle sentit la satisfaction de l’accomplissement et le calme, l’envahir. Ses pensées chuchotaient de moins en moins fortement et bientôt, elle eut la certitude qu’elle était en bonne voie pour trouver le point de contact avec elle-même. Sereine, elle se laissa bercer par le gri-gri des grillons et plongea dans un profond sommeil jusqu’à ce que les premiers rayons du soleil lui caressent les paupières. Son duvet était comme brodé de perles de rosées et elle le mit à sécher sur une branche, au soleil. En écoutant le chant des oiseaux elle se prépara un café sur un petit réchaud, et tartina quelques biscottes à la confiture de rhubarbe. Quelle plénitude de se réveiller ainsi dans la nature et de prendre son petit déjeuner en plein air, assise sur une souche d’arbre toute moussue ! Elle se sentait totalement en harmonie avec les éléments et avec elle-même. L’eau fraiche de la source dont elle s’aspergea le visage pour en ôter les dernières traces de sommeil termina de l’éveiller tout à fait .Elle était d’attaque pour étudier son parcours de la journée. Les jours s’écoulaient, et de chemin en chemin, notre randonneuse ivre de sensations, redécouvrait toute la palette harmonique de ses cellules sensitives. Elle sentait tout son corps se remplir d’une énergie nouvelle, malgré la fatigue de six heures de marches quotidiennes. Une énergie qui la projetait en douceur dans « l’être au monde » du pays merveilleux de son enfance. Quand elle rentrait fourbue et essoufflée d’une partie de cache-cache à la nuit tombante, ou bien les mains gelées et les pieds trempés, d’une bataille de boules de neiges…La cuirasse qui enveloppait son corps, épaissie par des années de stress, et de faux semblant, semblait enfin se désagréger dans ce bain d’air pur et régénérateur. La solitude n’était pas pesante, au contraire. Elle avait d’abord besoin de s’exprimer toute entière, déchargée du superflue de l’existence, à travers sa peinture et son carnet de voyage, sans reflet, sans jugement d’aucune sorte, pour rétablir le contact avec son moi profond. Pourtant le soir du quatrième jour, quand elle aperçut au loin les premières maisons de la ville, son cœur se mit à battre très fort. Elle était impatiente d’entendre la voix des enfants et d’Alex. Ce n’était qu’une toute petite ville d’un millier d’habitants, mais il lui sembla qu’elle grouillait de véhicules à moteur et autres tracteurs. C ‘est d’abord le bruit qui l’agressa après ces heures de sons harmonieux de la nature. Heureusement le camping était à la sortie du village et sa nuit pourrait être paisible. Avant même de planter sa tente elle se dirigea vers la cabine téléphonique : c’est Léa qui décrocha le portable de son père, et elle cria de joie : « Maman ! J’étais sûre que c’était toi ! Tu sais c’est génial ici ! Aujourd’hui on fait du bateau et y’ avait plein de dauphins qui sont venus : on aurait dit qu’ils nous faisaient des clins d’œil : tu verras Papa les a filmé. En plus ce soir on va aller manger des glaces sur plage et Arthur a dit qu’il irait prendre un bain de minuit ! Susie et moi on a pas du tout envie : si ça trouve il y a des méduses et la nuit on ne les verra pas !» Elle était intarissable mais Arzélie fut rassurée de constater qu’elle ne s’ennuyait pas. Puis se fût au tour des ainés qui racontèrent plus succinctement leurs journées au bord le la mer : plongée pour Théo et bronzette pour Susie. « C’est chouette, mais quand mon copain Arthur sera là ce sera encore mieux ! Et toi, tu t’ennuies pas trop en tête à tête avec ton sac à dos ? » Dit Théo. La solitude lui était insupportable, et il s’arrangeait toujours pour être entouré de copains. Quand sa mère leur avait annoncé son projet de partir seule, il s’écria : « Mais pourquoi tu es punie ? !!!». Puis elle rassura Alex, lui racontant toute la beauté des paysages qui faisaient renaitre en elle le calme et la sérénité. Cependant, elle ne pouvait pas se laissait aller à trop confidences. Il était loin le temps où jeunes amants ils se parlaient pendant une bonne partie de la nuit au téléphone. Le lien s’était trop distendu et la complicité n’était plus qu’un doux souvenir, altéré par des années de routines , de petites trahisons quotidiennes, d’espoirs déçus, de mots lancés comme des flèches empoisonnées rouvrant des blessures à peine cicatrisées. Sa gorge se serrait et les mots restaient bloqués au fond d’elle-même : elle prit conscience qu’elle ne pouvait plus se confier à l’homme qui partageait sa vie, au père de ses enfants. La confiance s’était écrasée sous un mur de non dits. Alex ne savait plus trouver les mots qui jadis faisaient vibrer son cœur. Il se contenta de décrire les différents services du club de vacances et de vider son sac des petits tracas matériels rencontrés pendant le voyage. Les deux heures de retard du bateau, l’accueil fermé quand ils sont arrivés et de nouveau l’attente de deux heures pour avoir un encas ! La chasse d’eau qui fuit, la voiture de location sans clim, l’air revêche du loueur de bateau, la plage qui est bondée l’après-midi etc., etc., etc.…Depuis plusieurs années Arzélie avait la désagréable impression d’être comme une poubelle à soucis ! Après ce flot négatif, un long silence s’installa et Alex déstabilisé lui lança comme un SOS, un « je t’aime » qui sonnait faux. Elle raccrocha. Rassurée d’avoir entendue ses enfants, cette conversation avec son époux l’avait bouleversée. Elle était la preuve évidente qu’il ne restait plus grand-chose de leur amour après quinze ans de mariage. Et durant ces quelques jours de séparation elle n’avait éprouvé aucun manque, ni aucune impatience de lui parler au téléphone, comme quand ils étaient de jeunes amants fusionnels. Des larmes plein les yeux et le cœur serré, elle choisit un emplacement, tout au fond du camping, à l’abri des regards et commença à monter sa tente sans voir l’homme qui l’observait, assis sur une pierre à quelques pas de là. Puis elle alla prendre une longue douche tiède pour se laver de la poussière des chemins et du chagrin causé par ce cruel constat. Elle n’avait jamais voulu voir cette vérité en face et aujourd’hui cette prise de conscience l’anéantit. Pourquoi ? Pourquoi l’Amour ne rime-t-il pas avec Toujours. C’est ce qu’elle avait cru il y a quinze ans : que leur Amour serait assez fort, assez grand pour ne pas subir l’usure du temps. Il ne faut pas croire aux contes de fées, les histoires d’Amour ne sont pas faites pour durer. Forte de cette certitude, elle décida d’aller prendre un repas copieux en ville. Il lui fallait reprendre des forces pour continuer sa route et prendre ce nouveau tournant de sa vie.
Elle dormit profondément, sans rêves, libérée d’un Amour agonisant qui pesait sur son existence. Le masque était tombé. Enfin elle pourrait être elle-même, ne plus se mentir et jouer la comédie de l’amour éternel… irréel. Bien sûr, tout ne sera pas simple, et elle était triste pour les enfants. Mais comment faire autrement ? Comment faire renaître des sentiments pour poursuivre une vie de couple harmonieuse ? Elle n’avait pas la solution. Peut-être viendrait-elle en chemin. Mais elle ne croyait plus aux miracles. Telle une vraie nomade, son paquetage fut rapidement fait, et elle alla à l’épicerie du camping pour se ravitailler, avant de reprendre le cours de son périple. Elle était en train de remettre son sac sur le dos quand soudain un homme l’interpella : « Ce n’est pas trop dur de randonner toute seule ? ». Elle lui répondit en lui lançant un regard noir : « C’est parce que je suis une femme que vous dites cela ? » L’homme fut étonné par ce ton dur suite à une remarque qui se voulait plutôt sympathique ! Mais il ne baissa pas les bras et continua : « Excusez-moi, je ne voulais pas vous blesser, mais je vous observe depuis hier soir et j’avais envie de faire votre connaissance. Moi aussi je marche, depuis un bon bout de temps d’ailleurs. La marche est devenue mon activité principale. Je suis un solitaire et parfois j’ai des élans d’humanité : vous faites partie des gens qui m’attirent et qui parfois croisent ma route. Je préfère les rencontres rares mais enrichissantes, au bain de foules dévitalisant ! C’est mon choix de vie et j’en suis très heureux. » Arzélie regarda étonnée ce pèlerin magnifique entièrement vêtu de noir. Grand et svelte la cinquantaine argentée, il avait un regard franc d’un bleu profond. Comment un homme aussi séduisant pouvait-il vivre seul ? Mais elle reprit ses esprits : « Désolée, mais je ne suis pas très positive aujourd’hui. Marcher dans la nature me fera le plus grand bien ! Mais où allez-vous ? - Ma prochaine étape est Mondésir en Ardèche. - Quelle coïncidence ! C’est aussi ma destination ! - Voulez-vous qu’on fasse un bout de chemin ensemble ? » Devant ses yeux étonnés il ajouta : « Je comprendrais tout à fait que vous vouliez rester seule. » Arzélie prise de cours, prit le temps de la réflexion. Oui elle avait envie de rester seule, mais d’un autre côté elle avait aussi envie de parler à quelqu’un. Toujours ce fâcheux tiraillement qui la laissait souvent indécise. Et puis cet homme l’intriguait. Alors elle écouta son cœur et lança en souriant : « D’accord, marchons un peu ensemble. De toute façon je pense que vous distancerez rapidement une randonneuse amateur ! »
Ils se mirent en route, marchant côte à côte dans la lumière du matin. Ils s’éloignaient vers leur destination, rapetissant en deux points, l’un noir et l’autre blanc, yin et yang glissant sur le lacet poussiéreux de la terre du sud.
Ils marchèrent longtemps, côte à côte, d’abord dans le silence, chacun à l’écoute de la respiration de l’autre, rythmée par leurs pas martelant le sol terreux du sentier qu’ils empruntèrent. Puis doucement, la présence de cet étranger à ses côtés devint familière à Arzélie. Son souffle, son pas, son balancement de bras, faisaient peu à peu partie de son intimité. Elle appréciait qu’il respecte sa bulle de silence, qu’il ne lui impose pas une conversation convenue. Les paroles viendraient d’elle-même, d’un vrai besoin d’échange avec l’autre. Si bien que durant les premiers kilomètres, Arzélie avait oublié cette présence et s’était progressivement immergée dans ses émotions provoquées par sa conversation téléphonique de la veille, avec son époux Cette vérité au sujet de son couple l’avait bouleversée, mais libérée aussi. La séparation devenait une évidence alors qu’elle n’y avait jamais songée auparavant, imprégnée par le rôle qu’elle devait jouer. Son masque était définitivement tombé. Elle n’endosserait plus le costume de quelqu’un d’autre. La valeur qui guiderait désormais sa vie était l’authenticité. Pourtant, ce n’était pas si simple de rattraper une trajectoire de vie en accord avec elle-même. Elle pensait à ses enfants. Avait-elle le droit de les priver de grandir avec leurs deux parents réunis ? Avait-elle le droit de leur faire subir une vie entre deux maisons, les vacances chez Papa, les week-ends chez Maman ? Comment allaient-ils le vivre ? Pourquoi, n’avait-elle pas vu clair en elle avant leur conception ? Pourquoi cette prise de conscience au beau milieu de sa vie ? Elle avait envie de faire machine arrière. De retourner à ses vingt ans et de faire des choix en accord avec elle-même et non pas avec les clichés de la société. Les pensées défilaient dans sa tête, elle ne voyait plus le paysage, n’entendait plus les oiseaux et avait presque oublié la présence de son compagnon de route. Quand soudain une douleur vive la déséquilibra. Elle n’avait pas remarqué cette souche au lieu du chemin et s’était tordu la cheville ! Son compagnon de route l’aida à se relever, et elle reprit ses esprits. « Voilà ce qui arrive quand on n’est pas dans le présent : on finit par s’écrouler ! Lui lança-t-il. « Vous avez raison, je n’étais sur ce chemin qu’en apparence ! je suis désolée, ma compagnie n’est sans doute pas très plaisante. Mais je suis préoccupée par des soucis de …famille. - Ah ! Et … ces soucis sont à l’origine de votre randonnée en solitaire je suppose. - Vous supposez bien, mais je n’en avais pas conscience avant mon départ. J’ai été poussée par une force irrésistible sur le chemin de ma vérité et sa découverte est douloureuse. Mais je ne veux pas vous ennuyer ni gâcher votre plaisir. Je vous remercie de m’avoir évité l’entorse ! Et… je vous rends votre liberté. - Mais qui vous dit que vous m’ennuyez ? J’ai au contraire très envie de vous connaitre. Je suis moi aussi en quête d’authenticité, c’est ce qui m’a conduit à choisir cette vie de marcheur solitaire pour une année sabbatique. Que nos routes se soient croisées n’est certainement pas un hasard. Nous avons quelque chose à partager pour nous enrichir mutuellement. Je l’ai senti dès votre premier regard. » Arzélie le regarda un peu éberluée par cette confidence. Elle venait de rencontrer sous double masculin ! Il était allé plus loin qu’elle en ne partant pas une dizaine de jours, mais une année entière ! Elle en tomba assise, au milieu du sentier, emportée par l’élan d’une telle révélation. Ils décidèrent de faire une pause à l’ombre de la petite forêt qui bordait le sentier. A quelques pas de là, ils s’assirent sur un tapis de mousse qui s’étalait sous un chêne. Arzélie but une grande gorgée d’eau encore fraîche de sa gourde. Puis, elle s’épongea le front en regardant son alter ego « Voilà plus d’une heure que nous marchons et je ne connais même pas votre prénom ! - Je m’appelle Vincent, et vous ? - Arzélie - C’est plutôt original, et ça vous va bien ! - Je vous remercie, c’est un vieux prénom que portait un de mes ancêtres. - Quelle chance de porter ainsi vos racines quotidiennement ! Cela doit vous donner de la force ? - Oui c’est vrai. J’en remercie mes parents. » Elle lui tendit un fruit. Leurs doigts se frôlèrent. Ils ressentirent chacun un trouble à peine perceptible. Ils s’étendirent l’un à côté de l’autre, en croquant une pomme sucrée à souhait, le regard perdu dans le bleu du ciel. « Alors, vous l’avez trouvé votre vérité ? » lui dit-il une fois sa pomme terminée. « Oui…Et ce que j’ai découvert à un gout amer. Je n’aime plus mon mari. D’ailleurs je me demande si je l’ai réellement aimé. » Un long silence vint ponctuer sa phrase. Vincent songeait à son épouse qu’il avait quittée il y a presque un an. Leur couple n’avait pas résisté au chagrin consécutif à la mort violente de leur fils unique. Overdose à 15 ans. Ils n’avaient rien vu venir et se le reprochaient mutuellement. Pour faire leur deuil, la séparation s’était avérée incontournable. Depuis, il avait pris une année sabbatique pour marcher en solitaire, et tenter de retrouver le goût de vivre au contact de la nature. Sa rencontre avec Arzélie était pour lui un premier pas vers le retour à l’humanité. Tout au long de ces semaines passées à marcher seul, il avait fui le contact, absorbé par son chagrin. Mais dans le camping, quand il avait vu Arzélie affairée à monter sa tente, la mine défaite, il avait tout de suite été intrigué par cette femme solitaire. Il avait ressenti le besoin de l’approcher, de lui parler, de la connaitre…et aujourd’hui, après ces pas l’un à côté de l’autre, il avait la sensation qu’elle était un peu son double, son yang. Peut-être celle qui le ferait renaître. « Je n’aime plus mon mari, mais je culpabilise de le quitter, je ne veux pas imposer cela aux enfants. Mais comment faire autrement ? Je ne peux plus faire semblant, oublier mes sentiments, renier mon être tout entier, jouer le rôle de l’épouse amoureuse ! Non, je ne peux pas ! J’en tomberai malade ! - Vous avez raison, la vie n’est pas une pièce de théâtre. Au dernier acte personne n’applaudit. Vous êtes seule face à vos sentiments, celui de l’accomplissement ou celui de l’échec. Vos enfants souhaitent vous voir épanouie et heureuse, et non pas aigrie et frustrée de ne pouvoir être vous-même. La séparation sera un moment douloureux, pour vous, pour votre époux et vos enfants. Mais elle est malheureusement inévitable. Ne culpabilisez pas de prendre le chemin de l’authenticité, c’est le seul qui mène à l’accomplissement. Et vos enfants vous diront merci, d’avoir eu le courage d’aller au bout de vous-même. C’est une belle leçon de vie que vous leur donnerez ! » Arzélie fût libérée d’entendre ces paroles. Cet homme qu’elle connaissait à peine avait su trouver les mots qu’elles attendaient depuis si longtemps. Elle se sentait comprise, enfin quelqu’un avait su lire au fond de son cœur ! Elle plongea son regard plein de reconnaissance au plus profond des yeux bleus de Vincent, et lui sourit. « Merci, lui dit-elle, nos routes étaient faites pour se croiser. Vos paroles m’ont libérée. Vous êtes mon pèlerin magnifique. - Vous m’avez apportez beaucoup vous aussi, pour la première fois depuis longtemps j’ai envie d’ouvrir mon cœur à quelqu’un. Vous m’avez redonné le gout de rencontrer l’autre. - Mais je n’ai rien fait ? répondit-elle étonnée. - Votre présence, votre beauté d’âme, votre gout de la vie…bref, vous, toute entière et tout simplement. Il n’y a peut-être pas d’explication. Je me suis senti attiré, vous êtes mon Yin et je suis votre Yang. Nous sommes fait pour nous entendre. C’est un moment magique qu’offre parfois l’existence. Il faut savoir le saisir. » Il lui prit la main, et ils se regardèrent longuement, comme si le temps s’était arrêté. Le cœur battant et encore émue par toutes ces révélations, Arzélie ressentit le besoin de peindre ce lieu magique. Elle retira sa main de celle de Vincent et s’affaira dans son sac en lui disant : - Cet endroit est magnifique, il faut absolument que je le peigne ! Un peu étonné par cette réaction picturale, Vincent, se leva à son tour et décida de continuer son chemin. Il était arrivé à son but et il était temps pour lui de reconstruire sa vie. Il savait qu’il retrouverait Arzélie plus tard. Pour le moment ils avaient à faire chacun de leur côté, pour consolider les bases de leur jeune existence. Je vais continuer ma route, lui dit-il. Je suis presqu’arrivé à mon but, et je crois que vous avez encore besoin d’être seule, pour prendre vos décisions. L’important est que nous nous soyons trouvés. - Mais où nous reverrons-nous ? Notre rencontre ne peut pas s’arrêter là ! - Je vous donne mon adresse, quand vous serez prête, faite-moi signe. Il déchira un morceau de la carte IGN qui se trouvait sur le dessus de son sac à dos et y griffonna son adresse et son téléphone. Il lui tendit ce précieux confetti, en lui caressant la joue. « Bonne route, chère « Alter ego ». Bientôt nous nous retrouverons. » Arzélie le regarda s’éloigner puis fixa sur son carton d’aquarelle ce moment inoubliable. Elle décida de rester en cet endroit pour la nuit, laisser encore infuser en elle toute l’intensité de cette rencontre magnifique. Demain il sera temps de réfléchir au cours de sa nouvelle vie de femme libre et authentique.
C’est l’esprit clair et l’air rayonnant, qu’Arzélie atteint une semaine après le lieudit de « Mondésir ». Elle prit un bus qui la mena jusqu’à la gare. Elle s’était déjà repassée vingt fois le scénario des retrouvailles avec ses enfants et son mari. Elle annoncerait son intention à son époux dès ce soir. Déjà au téléphone elle n’avait pas joué son rôle d’épouse aimante. Elle était restée distante et évasive, se bornant à prendre des nouvelles des enfants. Durant son périple elle décida également de réfléchir son orientation professionnelle. Il y avait bien longtemps qu’elle ne croyait plus à ce qu’elle faisait, d’ailleurs y avait-elle cru un jour ? Dès son retour elle ferait une demande de congé sabbatique pour s’adonner pleinement à la peinture et étudier comment elle pourrait en vivre : donner des cours, ouvrir une boutique de couleurs, vendre ses aquarelles…bref une activité qui lui permettrait d’exprimer ses émotions et de donner à voir la beauté du monde qui nous entoure, alors qu’à longueur d’émission, les médias mettent l’accents sur tout le négatif que porte notre pauvre planète. Ajouter une petite bulle de couleur, dans la grisaille du quotidien de ses contemporains, voilà la modeste mission qu’Arzélie avait choisi de mener à bien dans la seconde moitié de sa vie. Cette parenthèse pédestre avait tenu ses promesses et même davantage en lui permettant la rencontre avec Vincent. Où était-il maintenant ? Elle ne l’avait pas contacté depuis leur séparation mais elle songeait à lui chaque jour. Peut-être avait-il regagné sa Bretagne où elle irait le rejoindre dès que possible. Pas pour partager sa vie, non, elle souhaitait vivre seule. Simplement pour approfondir leur relation qui avait été si libératrice et mieux connaitre ce pèlerin magnifique mais encore énigmatique. En entrant dans le wagon, elle choisit une place près de la fenêtre pour mieux voir défiler le paysage, comme un film sans parole. Elle adorait prendre le train. Avoir tout le temps de s’évader, de se laisser happer par les tableaux changeant des paysages. Imaginer ces cadres de vie et leur cortège de possibles. Appréhender confortablement assise toute la diversité et l’immensité du monde, à l’abri de son agitation. Mouvement rythmé par les arrêts dans les gares venant interrompre la rêverie pour plonger dans l’humanité et imaginer la destination des nouveaux voyageurs. Sur le quai, des amoureux s’embrassent longuement pour s’emplir du gout de l’autre ; une Maman encombrée de sacs, d’une poussette et tiraillée par le petit dernier pressé de trouver sa place ; l’homme d’affaire agacé de ne pouvoir s’installer plus rapidement pour poursuivre un travail interrompu sur son portable ; l’adolescent déconnecté, son MP3 greffé dans l’oreille. Où vont-ils ? Qui vont-ils retrouver ? De ces morceaux de vie rangés aux places numérotées combien vont se croiser le temps du voyage ? Une conversation anodine, un regard appuyé, une valise portée… Des esquisses de relations qui deviendront peut-être de belles histoires d’Amour ou d’Amitié, ou bien s’arrêteront là, dans ce wagon de voyageurs. Arzélie ne se lassait pas de ses rêveries ferroviaires, et le train arrivait toujours trop vite à son terminus. Stop ! Tout le monde descend, retour aux préoccupations ordinaires et à l’agitation, dans ces espaces de vie étriqués, où silence, rêverie et contemplation sont prohibés. «Le train va entrer en gare ; Assurez-vous de ne rien oublier dans le compartiment …». Arzélie sourit en entendant ce message. Elle va juste y laisser un peu de sa tranquillité…c’est ce qu’elle pensait autrefois, avant son voyage en solitaire. Mais aujourd’hui, elle se sentait sereine au milieu de toute cette agitation, libérée du doute et forte d’avoir choisi son chemin, celui de l’authenticité.